Au cœur du PVT,  Canada,  Carnets de voyages,  Hors-série

La communauté des « houseboaters » de Yellowknife

"Avec un peu de courage, beaucoup de cran, et le goût pour les plaisirs simples, il n'y a rien de tel que la vie en maison-bateau"
Up Here Magazine
Magazine local

Vivre à Yellowknife est déjà un mode de vie en soit, avec ses -40°C l’hiver et toutes les contraintes pratico-pratiques que cela entraîne, son isolement toute l’année (la grande ville la plus proche étant Edmonton dans l’Alberta, à 1500 kilomètres), son côté village où tout le monde se connait ou presque – elle compte quelques 20 000 habitants mais le sens de la communauté paraît assez important ici. Rajoutez à ça l’absence d’eau courante dans la Old Town (Vieille Ville). Les résidents de cette partie de la ville doivent en effet être fournis en eau. Les services d’eau approvisionnent les énormes réservoirs présents dans chaque bâtisse toutes les semaines.

Certains Yellowknifers ont pourtant décidé d’adopter un mode de vie plus spécial encore en emménageant sur le Grand Lac des Esclaves, dans des maisons bateaux. 

Les houseboats, véritable phénomène culturel et faisant partie de l’identité même de Yellowknife, attisent la curiosité de tous les nouveaux arrivants, et même des habitants ! Ces maisons qui intriguent font aussi le bonheur des photographes et artistes. Elles sont représentées sur beaucoup de peintures locales et… je l’admets, elles sont partout dans la galerie de mon téléphone ! 

Histoire – Il semble assez difficile pour les locaux de dire quand exactement la première vraie maison-bateau s’est implantée sur Yellowknife Bay -aussi surnommée Houseboat Bay. L’autrice Fran Hurcomb, résidente de Yellowknife depuis plus de trente ans, écrit dans son livre Old Town qu’elles auraient fait leur apparition au tout début des années 80, lorsque le coût de l’immobilier a explosé dans la Vieille Ville. Dans un esprit de rébellion, deux Old Towners auraient décidé de s’installer sur le lac, près de Jolliffe Island, à l’abri des taxes et des réglementations. En effet, cet espace ne fait pas partie des contours de la municipalité : il appartiendrait donc aux Premières Nations, c’est-à-dire, selon leurs préceptes, à personne sinon à la Nature. Ainsi donc, selon ce principe, il ne coûte rien d’installer sa maison flottante sur le Grand Lac des Esclaves. La communauté des houseboaters s’est agrandie au fil des années et, en 1988, neuf houseboats étaient implantées à Yellowknife Bay. Ils s’installaient tous sur les rives de Jolliffe Island. Quand la place est venue à manquer, les Yellowknifers désireux de devenir des houseboaters eux aussi ont cherché d’autres petits bouts de terre où poser leur maison flottante. Dog Island I et Dog Island II – appelées familièrement ainsi car les mushers y gardent leurs chiens de travail l’été – sont devenues les nouveaux points d’ancrage. 

Les maisons-bateau le long de Jolliffe Island
1982, une des premières houseboat sur Yellowknife Bay. Photographie de Fran Hurcomb

Aujourd’hui, une trentaine de maisons-bateau dans le périmètre de Yellowknife composent cette communauté atypique. Aucune ne se ressemble ! Si certaines sont d’anciens navires de mer, la plupart sont de vraies petites maisons flottantes. Certaines font penser à de petites bicoques et d’autres semblent, au contraire, assez modernes : en les regardant, en plein hiver, on en oublierait presque qu’elles flottent l’été ! Je ne suis entrée que dans deux d’entres elles à ce jour, et elles étaient assez rustiques à l’intérieur. Rustiques mais cosy. Comme dans un chalet de montagne… mais sur l’eau ! J’espère avoir l’occasion d’en visiter d’autres ! 

Nombre d’entre elles ont un petit nom. Une des plus anciennes maisons bateaux a été appelée Zebulon Pike. Pike, en anglais, signifie « brochet ». Zebulon ? On ne saura jamais ! Sa propriétaire, Nicole, précise, dans un article pour Up Here Magazine (liens d’articles -rédigés en anglais- à retrouver en bas de page) que ce nom avait déjà été attribué à la maison avant que son conjoint et elle ne s’installe ici et qu’on ne peut résolument pas le changer ! Ca me fait penser à la tradition superstitieuse qui veut qu’on ne change pas le nom d’un bateau pour ne pas s’attirer de malheurs en mer. La maison de Martin a été humblement nommée Empress of Yellowknife – l’impératrice de Yellowknife. Faut dire qu’elle en jette, avec sa façade rouge orangée, à l’écart des autres houseboats !

Maison bateau du côté des Dog islands

La communauté est aussi très hétérogène. Elle est composée de mineurs, d’avocats, de commerçants, de retraités qui habitent là depuis trois décennies, de gens de passage qui cherchent une expérience de vie pour un temps. Il y a peu d’enfants mais il y en a ! Mes patrons habitent une maison-bateau qui touche quasiment la rive de Jolliffe Island, avec leurs deux enfants de 2 et 4 ans ! On dit des houseboaters qu’ils sont assez hippie, mais la diversité des métiers et des maisons démontrent, à mon sens, du contraire. Je pense en réalité qu’ils ont choisi un mode de vie fatiguant et pas baba cool pour un sou ! 

Vivre en maison-bateau se mérite. 

C’est vrai ça… d’un point de vue pratico-pratique, ça donne quoi ? – Les houseboaters n’ont pas la vie suuuuper facile.

Il y a toujours quelque chose à réparer sur une houseboat, après le rude hiver ou après une une tempête par exemples. Les vents peuvent être assez violents et le lac très agité pendant l’été et le court automne. Shad, qui vit sur l’eau depuis cinq ans, a appelé sa maison The Rocking Houseboat (la maison bateau à bascule) après plusieurs nuits sans sommeil et l’impression d’être sur l’Atlantique. Quand il l’a achetée, la maison flottante était attachée à trois ancres et était facilement ballotée lorsque les vents du sud soufflaient. Il raconte dans l’article pour Up Here Magazine que les objets tombaient des étagères. Pour rendre la maison plus stable, il a installé un système d’ancrage unique pour qu’elle puisse se balancer et pivoter avec le vent. Ce fut, d’après lui, une nette amélioration. 

Pis, en maisons-bateau, autre difficulté : il n’y a pas d’électricité ou d’eau courante.

Le chauffage et l’électricité sont produits par des panneaux solaires, des petites éoliennes, des générateurs diesel, les poêles à bois ou grâce à des réservoirs de propane. Tous ces éléments peuvent être réunis sur une houseboat ! Il faut donc régulièrement vérifier sa consommation d’électricité, aller allumer son générateur lorsqu’on vient à manquer, couper son bois, s’occuper de son feu. 

En matière d’électricité, Shad ne s’est encombré d’aucun appareil superflu – à son sens. Chez lui, ni grille-pain, ni TV : ils demandent plus d’énergie que ses panneaux solaires et son petit générateur ne peuvent produire. L’hiver, il éteint son frigidaire marchant au propane et maintient sa nourriture au froid grâce à des blocks de glace qu’il remplace régulièrement. Pour Shad, c’est une question d’environnement et de réduction de son empreinte carbone, mais c’est aussi un moyen de vivre simplement et en communion avec la nature.

Quant à l’eau, elle est puisée dans le lac ! Selon les maisons, un système de pompe a été installé ; pour les autres, ils l’achètent ! La consommation d’eau est ainsi contrôlée. Dans la houseboat que garde mon amie Camille (housesitting, cf explications et révélation en fin d’article), Martin, le propriétaire, surveille le niveau d’eau du réservoir descendre, pour savoir quand il faut repomper. Il lui a expliqué que lorsque la maison flotte à nouveau, il ne faut pas remplir le réservoir à fond car, étant en hauteur, il alourdit et favorise le tangage de la maison. 

Bien-sûr, en parlant d’eau, il n’y a pas d’évacuation des eaux usées. Les toilettes, surnommés « honey buckets« , sont des seaux qu’il faut vider. Chez Camille, par exemple, il y en a un pour les urines et un pour les selles, surmontés d’une jolie cuvette trompe-l’oeil en bois. Le contenu du premier seau est vidé sur Joliffe Island (breaking news : les traces jaunes sur la neige ne sont donc pas dûes uniquement aux chiens !) et le sac en plastique dans le deuxième est mis de côté puis jeté dans une décharge à l’endroit désigné. C’est ça, la vie d’artistes !

Se déplacer vers et depuis les maisons-bateau : l’hiver VS l’été 

L’hiver, comme je le disais dans l’article précédent (à lire ici), le lac est accessible à tous les véhicules sur roues ou skis. Les houseboaters peuvent donc tranquillement se garer devant chez eux, en avion-ski pour certains, en motoneige pour la plupart, en voitures pour tous. C’est assez fou de les voir s’engager sur le lac et rejoindre leur maison-bateau, après leur journée de travail, l’air de rien. L’hiver est donc assez accommodant à ce niveau là, et ne constitue pas un problème en soit. 

L’été est déjà plus contraignant. Il faut se déplacer en bateau ! Je pense que la plupart des résidents possède un bateau à moteur. Peut-être que les plus hippie d’entre eux se débrouillent seulement en canot ? Je ne sais pas du tout ! Toujours est-il que certaines embarcations ont fait leur apparition depuis que le manteau de neige les recouvrant a fondu. Elles sont toujours empêtrées dans la glace mais cela laisse entrevoir à quoi ressemble l’été ici. Ce moyen de locomotion n’est pas le plus pratique. Je vous laisse imaginer les houseboaters revenant des courses hebdomadaires ou emmenant leurs enfants à l’école en septembre sur un petit bateau. D’ailleurs, ils font en sorte d’emmener les choses lourdes quand le lac est encore praticable pour les pick-up. Par exemple, Martin a pour projet aux beaux jours d’installer une plus grande fenêtre dans la nouvelle chambre. Tout le matériel et les matériaux nécessaires pour les travaux ont d’ores et déjà été transportés et entreposés sur la terrasse de la maison. C’est clair qu’en barque à moteur (bon ok, son bateau est plus stylé qu’une barque !), cela aurait été plus compliqué ! 

Les périodes transitoires… ou quand l’eau devient glace et la glace devient eau*

Il y a deux périodes spéciales dans l’année. Si elles sont très redoutées par les nouveaux arrivants, elles ne sont pas pour autant prises à la légère par les houseboaters confirmés. Ces périodes correspondent au gel et au dégel du Grand Lac des Esclaves, respectivement à la fin novembre et à la mi-mai. Ce sont les périodes où il n’est pas aisé de circuler :

  • la surface de l’eau se solidifie et des blocs de glace se forment 
  • la surface de glace est unifiée mais elle n’est encore pas assez épaisse pour marcher dessus
  • la glace recouvrant le lac n’est plus assez épaisse et peut céder à tout moment sous nos pieds ; la surface de glace se rompt sous forme de blocs

Il y a une période d’entre-deux où il faut donc pratiquer le canot à glace. J’avais déjà vu à quoi ça ressemble à Québec en février, à l’occasion de la course de canot à glace organisée pendant le Carnaval (vous pouvez revoir les images, à la minute 6:04 dans mon vlog ici). Alors que je les prenais pour des fous à Québec, je me rends compte à Yellowknife qu’avant d’être un sport, le canot à glace est un réel moyen de se déplacer pendant ces périodes transitoires, et une nécessité. Il est impossible d’utiliser son bateau à moteur avec les morceaux de glace qui flottent à la surface. Il faut sortir les rames ! Le canot à glace est une pratique pas facile du tout.  C’est physique. Néanmoins, je trouve qu’elle n’est pas insurmontable et, personnellement, cela ne me fait pas peur de m’y essayer. Ce qui est beaucoup plus angoissant à mon sens, c’est le break up : le moment où la glace cède.

Canot à glace en novembre - Photographie de Fran Hurcomb

Le break up

Il s’agit d’une période où le houseboater doit être prudent et prendre son canot par précaution en vue de pratiquer le canot à glace, si la glace se dérobe sous ses pieds inopinément ou s’il atteint une zone déjà en eau.  

Pendant cette période, qui est reconnaissable à quelques jours près par les locaux, les houseboaters marchent sur des oeufs. Cette incertitude est assez stressante, je trouve. 

Comment peut-on essayer d’anticiper ? Comment sait-on que le break up est imminent ? 

Les locaux nous ont dit qu’il fallait observer les abords des maisons et les rivages car ce sont les zones où ça casse en premier. On verra d’ailleurs la neige fondre en premier à ces endroits là. Il faut aussi observer la glace. Quand elle sera à nu, c’est-à-dire qu’il n’y aura plus de neige la recouvrant, et qu’elle deviendra blanche, ils prendront leur canot avec eux, lors de leurs déplacements. La méthode qui a montré ses preuves consiste à traîner le canot sur la fine glace et à se jeter dedans lorsque ça craque ! 

La vérité, c’est que l’exécution de cette méthode n’est pas toujours réussie : beaucoup de houseboaters ont une anecdote par rapport au break up. Il est courant que la jambe s’enfonce, de perdre l’équilibre et de tomber dans l’eau. Une eau à deux degrés Celsius, donc ! Le mot d’ordre, à ce moment-là, consiste à remonter sur la glace, façon Titanic, au plus vite, sans paniquer. Les plus raisonnables se baladent avec des gilets de sauvetage, des bâtons pour s’aider à remonter, un sifflet pour appeler à l’aide, au cas où. Brie racontait à Camille un jour qu’elle était tombée et, armée de ses deux haches – son alternative aux pagaies utilisées par Martin -, elle est sortie de l’eau ! Les anecdotes paraissent incroyables mais elles sont véridiques !

Dis comme ça, ça ne fait pas rêver, c’est sûr. Et pourtant !

La dolce vita sur les houseboats

Pour ceux qui veulent avoir la paix et pour les amateurs de nature et de grand air, la vie en houseboat a des airs de dolce vita. La vie est belle !

L’été, les passionnés de pêche peuvent pêcher à la ligne depuis leur terrasse, les pieds dans l’eau. L’hiver, il leur suffit de faire un trou devant leur maison et le tour est joué ! L’été, ils peuvent sortir leur paddle et aller se balader quand le lac est calme ; quand il est agité, le Grand Lac des Esclaves prenant des airs de mer, les vagues secouant la houseboat, ils peuvent sortir leur planche à voile. L’hiver, ils partent en ski de fond. Les chiens se baladent avec leurs maîtres sans laisse, le lac offrant une quiétude indescriptible. 

Pour éviter que la maison bateau ne bouge en novembre, quand elle commence à s’empêtrer dans la glace et que les panneaux solaires doivent absolument être orientés du bon côté, les locaux placent plusieurs ancres au fond de l’eau.  Ils tentent de la stabiliser à niveau pour l’hiver. A l’été, la maison bateau se remet à tourner légèrement au gré des vents. 

Vivre sur une houseboat, c’est vivre au calme, en communion avec la nature et les éléments, mais dans un esprit de communauté. Les résidents s’entraident beaucoup, notamment pendant la période de dégel et lors du break up. On nous a dit qu’il arrive que les houseboaters se fassent gardiens. Par exemple, Brie, lorsqu’elle habitait sur une des maisons-bateau, demandait à Martin de la surveiller sur son trajet de la maison à la rive opposée. Finalement,  cela a définitivement un côté rassurant de savoir que beaucoup de locaux ont une paire de jumelles et aiment se planter à leurs fenêtres ! 

Les houseboaters ont créé un groupe Whatsapp où ils peuvent s’échanger des informations utiles. 

Ils partagent un sauna communautaire sur le lac, où nous sommes d’ailleurs allées nous prélasser, Camille, Juliette et moi ! Ils se rendent visite en canot l’été. C’est quand même assez sympa, non ?

Une partie des houseboats au bord de Jolliffe Island et des Dog islands - Photographie de Camille
Vivre sur une houseboat pendant le break up : challenge accepted ! 

J’ai quitté ma jolie et grande maison dans laquelle j’ai vécu pendant 3 mois pour garder la maison et les chats de mon superviseur. Ca s’appelle du housesitting. Cela consiste à garder la maison, les animaux de compagnie et les plantes lorsque les occupants s’absentent, en échange d’avoir le loisir de vivre dedans. Cette pratique de garder une maison, qu’il y ait un animal ou pas à s’occuper, peut être une nécessité pendant l’hiver à Yellowknife. Les -40°C ne font pas de cadeaux aux canalisations et aux intérieurs lorsque la maison est vide, notamment plusieurs semaines. Il est donc assez courant de voir ou entendre parler d’offres de housesitting

N’ayant plus de maison, il fallait bien penser à la suite ! Mon amie Camille qui fait du housesitting sur une houseboat depuis le 7 avril, m’a proposé de la rejoindre et de vivre avec elle l’aventure du break up, jusqu’au 12 mai. Vivre sur une maison bateau à Yellowknife est l’expérience la plus locale que je pouvais faire ! Pendant le dégel, la plus dingue. Je crois que je me serais passée de la vivre pendant cette période maiiiiiiis bon ! C’est ainsi ! Je vais expérimenter quelque chose de très insolite, ce sera mémorable. 

La maison bateau sur laquelle j'ai emmenagé ce 22 avril 2024 - Empress of Yellowknife
Photographie de Camille
Je reviens donc dans plusieurs semaines avec un article Carnet de voyages pour raconter comment j’ai vécu tout ça !

*Pardon aux physiciens pour ce titre franchement bancal. Je ne savais pas comment le dire autrement de façon jolie et cool. On est d’accord que la glace, c’est de l’eau !

Articles en anglais pour plus de détails, d’anecdotes et d’informations autour des houseboats de Yellowknife: 

  • Article de Up Here Magazine, dont je me suis beaucoup servie pour compléter les témoignages et informations que j’avais récoltées de mon côté en vivant ici et en en discutant autour de moi
  • Article de Cabin Radio relatant l’événement marquant de l’année dernière (juin 2023) : une maison bateau en train de couler
  • Article de CBC Canada relatant le sauvetage de Big Blue, la maison bateau qui coulait
  • Article de APTN TV News, sur le conflit entre les Premières Nations et les houseboaters
  • Article de Cabin Radio, sur le conflit entre les Premières Nations et les houseboaters
Rate this post

8 commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *